«Le retour au protectionnisme est inéluctable»
Faut-il augmenter les barrières douanières ? Interview de Jean-Luc Gréau, économiste. Par Grégoire Biseau QUOTIDIEN LIBERATION : lundi 9 juillet 2007 Etrangement, cest à la fois la question du débat économique la plus sulfureuse et la moins débattue : faut-il oui ou non recourir à des mesures protectionnistes pour mieux encadrer le commerce mondial ? Tentative dexplication avec léconomiste Jean-Luc Gréau. Vous êtes un des rares économistes à remettre en cause les effets du libre-échange. Pourquoi ce débat semble aujourdhui tabou ? Deux raisons expliquent quaujourdhui la contestation du libre-échangisme est devenue une question interdite. Il y a dabord de la part des hommes politiques une vraie peur de se faire taxer dextrémisme. Car, aujourdhui, le Front National et une partie de lextrême gauche sont les seuls partis qui se déclarent ouvertement opposés à ce système. Ensuite, il y a une pression constante du monde des affaires, et plus encore du secteur financier, à présenter ce débat comme éculé, synonyme dun archaïsme économique. Il est difficile de contester que la croissance mondiale est tirée par des puissances comme la Chine et lInde, qui se sont intégrées dans le commerce mondial grâce au libre-échange. Le fait que le déficit commercial de lUnion européenne avec la Chine ait augmenté de 93 % depuis le début de cette année est bien le signe que quelque chose ne va pas. Aujourdhui, lUnion européenne exporte 100 vers la Chine et importe 300 de produits made in China. Aux Etats-Unis, ce rapport est de 1à 6. Dans nos relations avec la Chine, nous ne profitons pas des supposés bénéfices du libre-échange. Cest pour cela que le retour dun nouveau protectionnisme est inéluctable. Le vrai risque cest dattendre trop longtemps que les emplois industriels en Europe aient totalement disparu. Mais vous risquez de stopper net le développement de ces nouvelles puissances et donc de faire plonger la croissance mondiale. Non. Doù provient la croissance mondiale aujourdhui ? Un peu des Etats-Unis, mais surtout de lAsie et dans une moindre mesure de lAmérique latine. En Chine et en Inde, elle a été alimentée grâce notamment à lélargissement du processus capitaliste, qui permet à ces pays délever leur niveau de compétence et de savoir-faire. Dans ce contexte, les multinationales, en investissement localement, jouent un rôle déterminant dans ce processus de développement. Il ne sagit pas de remettre cela en question. Le problème cest que ces nouveaux pays ont choisi un mode de développement qui privilégie la croissance de leurs exportations au détriment de lénorme potentiel de leur demande intérieure et donc dun certain progrès social. Je considère que la Chine mène une politique économique impérialiste, dont ni lEurope, ni les Etats-unis, ni même lAfrique ne bénéficient. Trois décisions majeures des autorités chinoises viennent dillustrer cette ambition. Dabord, la création dune société à capitaux publics pour être capable demain de construire un avion de ligne chinois concurrent de Boeing et dAirbus. Ensuite la volonté dutiliser une partie des immenses réserves de change de la Chine pour investir sur les marchés financiers occidentaux. Enfin la hausse de 30 % des droits de douane à limportation de certains biens déquipement pour protéger son industrie nationale. Et pendant ce temps, lEurope reste inerte. Concrètement, quelles mesures protectionnistes préconisez-vous ? Dabord, il ne sagit surtout pas denvisager un protectionnisme à léchelle nationale, mais au niveau de lUnion européenne. Or lUE nest pas cette union douanière quelle devrait être : aujourdhui le total des droits de douanes ne représente que 2 % de la valeur totale des échanges. Cest trop peu. Il ne sagit pas non plus de décider dun tarif commun unique, quels que soient les produits et les pays. Cela naurait aucun sens de vouloir par exemple taxer les produits américains. Il faut retrouver les conditions dune certaine loyauté commerciale. Il sagit donc de cibler les produits manufacturés en provenance de pays où le différentiel de coûts de production est trop important. Ces barrières douanières seraient par ailleurs une vraie incitation pour améliorer les conditions sociales et salariales des populations ouvrières de ces pays. Mais à moyen terme, les coûts chinois vont augmenter et les conditions déchange devraient donc se rééquilibrer. Je ne le crois pas. Les écarts salariaux sont trop importants et la Chine comme lInde disposent dune immense armée de réserve de main-duvre qui leur permet de maintenir une pression constante sur les salaires. Dici à ce que cet écart soit comblé, disons peut-être dans vingt-cinq ans, lUnion Européenne sera devenue un désert industriel. Dans lhistoire, quand des pays ont décidé de mesures protectionnistes, cela sest presque toujours soldé par des crises, voire des guerres. On a souvent accusé le protectionnisme de la crise des années 30. En réalité, la crise était là avant que les mesures protectionnistes ne soient mises en place. Quant au risque nationaliste, cela na pas de sens si ce genre de politique est mené à léchelle de lUnion européenne, un immense marché de 300 millions dhabitants. En revanche, si on ne fait rien, les tentations nationalistes risquent de nous couper définitivement du reste du monde.